La prévention par les pairs, quels fonctionnements pour quels résultats ?

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Depuis plus de 20 ans, l’Association Romande CIAO construit un site, ciao.ch, dont la vocation est de répondre aux interrogations des 11-20 ans en leur favorisant l’accès de spécialiste des domaines concernés, de manière anonyme, gratuite, rapide et accessible. Nous visons à ce qu’ils·elles y trouvent les éléments nécessaires pour s’informer, apprendre et échanger autour de la santé1 afin qu’ils·elles deviennent autonomes et fassent leurs propres choix éclairés.

Lorsqu’il s’agit de présenter les activités de CIAO, différents aspects sont habituellement cités : vient en premier la mise en relation des jeunes avec les spécialistes habilité·e·s à répondre à leurs questions, puis la vaste documentation mise à disposition des internautes qui souhaiteraient s’informer sur les thèmes occupant le quotidien des 11-20 ans, de même que les tests et quiz les encourageant à assimiler ces nouvelles notions. Si ces dimensions du site ciao.ch en constituent une part importante, il en va de même pour la plateforme qui nous occupe à présent : le forum, où les jeunes peuvent échanger entre eux de manière anonyme avec une modération a minima de l’équipe.

En effet, le forum de ciao.ch connaît un succès confirmé sur plusieurs années maintenant2. Son fonctionnement est classique - voire, admettons, rudimentaire - en ceci qu’il consiste à poster un ‘topic’, allant d’une question de santé à un coup de gueule cathartique en passant par une simple conversation, auquel les internautes peuvent ensuite répondre sans passer par l’intermédiaire des adultes qui interviennent a posteriori. Or nous observons que le caractère informatif du site, sa garantie de fiabilité due aux nombreux liens avec les professionnel·le·s partenaires, de même que l’anonymat garanti aux participant·e·s fait de cette plateforme un lieu privilégié d’échange, de soutien et de prévention entre pairs : mais de quoi s’agit-il exactement ?

Les spécialistes3 parlent d’une tendance développée suite à l’accroissement des actions de prévention sanitaire ciblée sur un public jeune : habituellement centrées autour des risques perçus comme inhérents à l’adolescence, ces campagnes ne permettent pas d’atteindre leur cible sans susciter encore davantage de défiance à l’encontre des institutions. En réponse à cela, une approche alternative suggère d’intégrer les jeunes eux·elles-mêmes à leurs propres apprentissages, dans une logique d’appropriation des savoirs et d’autonomisation.

Pour ce faire, on peut par exemple compter sur des pairs « entraidants »4 : des jeunes adoptant un rôle de relais entre la communauté, qui les reconnaît comme participant·e et leur fait confiance, et les adultes spécialistes. Ce principe repose sur la reconnaissance du besoin des adolescent·e·s de se construire en relation les un·e·s avec les autres à un âge où la famille perd de l’influence, et où d’autres normes entrent en jeu.

En outre, en plus de l’importance du groupe d’appartenance dans la définition de soi, il faut également considérer - comme le reconnaissent les spécialistes5 - que l’adolescence étant souvent le terrain des premières expériences sexuelles et relationnelles, c’est à ce stade que s’établissent les comportements bénéfiques et le rapport satisfaisant à son corps et aux autres. Le risque réside alors dans une dichotomie entre adultes dont on se méfie, et pairs qui véhiculent jugement et idées reçues sans expertise suffisante - c’est là que devient pertinente l’action de ciao.ch. L’échange encadré que nous observons, entre figures de « grand frère/grande sœur » et une modération que nous gardons aussi peu intrusive que possible, permet souvent de susciter une transmission de l’expérience, sans que la confiance des jeunes ne soit ébranlée par un soupçon d’incompétence ou une présence adulte trop pesante.

Notre expérience de la gestion de cette plateforme correspond en de nombreux points aux descriptions qu’en font les recherches6 qui s’en préoccupent : s’ils·elles semblent toujours gêné·e·s d’aborder des sujets traitant de la sexualité par exemple, l’anonymat fournit une sécurité qui libère la parole de telle sorte que ce principe est même défendu par les participant·e·s eux·elles-mêmes, n’hésitant pas à reprendre leurs pairs afin de garantir la bonne marche de leur espace.

De plus, si les chercheur·euse·s rapportent une forte préférence des adolescent·e·s pour les contenus préventifs basés sur l’expérience et les témoignages, souvent en rapport à leur embarras devant la nécessité de mettre des mots sur leurs préoccupations, c’est également le cas sur le forum de ciao.ch, où ils·elles n’hésitent pas à demander à leurs interlocuteur·trice·s la confirmation que leurs propos correspondent bien à du vécu. Il n’est pas rare de lire des phrases telles que « oui mais ça t’es arrivé à toi ? » ou « est-ce que quelqu’un a déjà ressenti la même chose ? », témoignant de la valeur d’un réconfort provenant d’une figure d’adelphité7 en position de confirmer que l’on est bel et bien normal·e.

Ainsi, en complément d’une réponse spécialisée, de tels témoignages vécus rassurent les jeunes non pas sur l’aspect médical ou « objectif » de leur ressenti, mais sur sa dimension incorporée et humaine. Nous observons que cet équilibre entre expertise et partage d’expérience sert non seulement à apaiser des adolescent·e·s souvent en détresse, mais consolide également leur esprit critique, qui n’hésite pas à remettre en doute l’un des aspects s’il ne correspond pas à l’autre.

En termes concrets, plusieurs exemples d’interactions récentes nous semblent bien résumer les tendances principales qui les régissent, et ce dans trois domaines : celui de la santé sexuelle, de l’identité et de la découverte de soi, ainsi que des difficultés psychologiques souvent exacerbées par la crise sanitaire actuelle et les restrictions qui s’ensuivent

Le premier axe se concrétise, parmi les topics récents, dans les interventions de deux jeunes filles - l’une s’inquiétant d’un risque de grossesse après un rapport, l’autre du statut de sa virginité et de la définition de celle-ci. La détresse est évidente dans les deux messages
(« cela m’a fait une crise de stress », « je suis quand même stressée ») : en contrepartie, les réponses font montre non seulement d’une compréhension de l’urgence manifestée, mais comprennent aussi visiblement le besoin d’être rassurée ainsi que les points sur lesquels il s’agit d’insister.

Face à la peur d’une grossesse, les réponses rassurent (« aucune chance », « pas de risque », « dors tranquille ») et encouragent à rechercher des informations sûres auprès d’adultes qualifié·e·s (« n’hésites pas à te renseigner sur tout ce qui te fait peur dans la contraception auprès de ta gynécologue », « demande aux professionnels de ciao »); face à la crainte d’une déchirure de l’hymen qui impliquerait une perte de virginité, les retours sont bienveillants et veulent rassurer (« du moment que tu avais envie de passer un moment coquin avec ton copain, et que le consentement était là, on s’en fiche de l’état de ton hymen »).

Cette double direction dans laquelle partent les réponses des jeunes, à la fois rassurante et offrant une perspective autre - poussant à la consultation ou au questionnement des priorité - se confirme dans un autre cas, concernant cette fois-ci l’identité et l’orientation sexuelle. En réponse à une internaute qui se demande comment connaître son orientation sexuelle, le ton est à la patience et à la compréhension, du partage de son expérience de ses émotions (« moi je suis bisexuel parce que j’ai déjà aimé en amour une fille et aussi un garçon ») au réconfort (« dans tous les cas c’est normal! ») en passant par la relativisation (« la vraie question n’est pas de savoir dans quel camp on est, mais de se sentir bien dans celui-ci (…) l’important n’est pas d’écouter les autres »). Sans idéaliser un milieu fortement modéré où nous sommes régulièrement confrontées à des dérives que nous supprimons ou à des désaccords plus modérés auxquels nous laissons libre court, il apparaît toutefois que la majorité des échanges entre pairs se place sous le signe de l’entraide, les lignes de conduite de la communauté étant bien respectées.

Au cœur de l’actualité, les inquiétudes liées au coronavirus et à ses conséquences sur le quotidien se sont ressenties sur le forum, particulièrement lors du premier semi-confinement entre mars et mai. Devant le caractère inédit de cette situation, l’entraide a été citée comme un rempart crucial par de nombreux médias, et nous constatons également son importance dans les interactions entre jeunes : lorsque l’une d’entre eux fait part de sa détresse émotionnelle liée à la quarantaine, les autres commencent par exprimer leur compréhension (« je te comprends, ça m’arrive souvent »), puis rassemblent leurs idées pour se détendre,
en citant leurs propres réconforts (« un bain avec de la musique »), des idées de distractions (« noter ce que tu ressens dans un carnet », « écouter de la musique, regarder un film, sortir marcher »), ou même en la rassurant sur leur disponibilité (« au pire quand ça va pas, viens sur le forum »).

Il apparaît donc, au fil de notre supervision quotidienne de la plateforme d’échange de ciao.ch ainsi que des études françaises lui faisant écho8, que le soutien entre pairs fournit un filet de sécurité aux jeunes que l’on peut apparenter à de la prévention, en ceci qu’il intervient dans un cadre modéré professionnellement et qu’il se constitue non pas en remplacement des institutions de santé, mais bien en complément de celles-ci, auxquelles les jeunes se réfèrent en cas de doute.

Il est en effet très commun que les jeunes s’encouragent, ainsi que nous le verrons plus bas, à se référer à des adultes compétent·e·s : nombreuses sont les réponses de types « demande aux professionnels de ciao », ou suggérant une consultation médicale ou une visite à la pharmacie. Loin de ne constituer qu’un lieu de propagation d’idées reçues ou d’incivilités comme on s’imagine souvent les espaces en ligne, ce forum, de par sa position au sein d’un site promouvant l’autonomisation des jeunes qui deviennent agent·e·s de leur santé, et, à travers leur soutien aux autres, de la santé publique.

Cela étant dit, ciao.ch se différencie d’autres initiatives de prévention par les pairs en ceci que les échanges dont nous sommes témoins se sont constitués de manière organique à travers la formation d’une communauté, et ne sont pas le fruit d’un programme durant lequel certain·e·s jeunes auraient reçu un rôle officiel de pair aidant. Par conséquent, ils·elles ne
bénéficient pas d’un apprentissage particulier, et la dichotomie entre aidant et aidé·e est fluide, chacun·e pouvant se retrouver dans l’une ou l’autre de ces positions à différents moments. Sur ciao.ch, il s’agit donc avant tout de veiller à la création d’une communauté propice au partage d’expérience par lequel chacun·e est enrichi·e, la question de la formalisation des rôles n’étant à ce stade qu’une hypothèse de travail. Cette piste, de même que la qualité de notre plateforme en termes d’apprentissage citoyen, reste donc encore à explorer.

Au vu du succès de cette plateforme, CIAO compte donc se concentrer sur son développement afin d’exploiter au mieux son potentiel de lieu de socialisation pour les jeunes, particulièrement en cette période où beaucoup souffrent de l’isolation. Certaines améliorations techniques sont au programme, notamment la possibilité pour les internautes d’épingler un article de ciao.ch auquel ils·elles se réfèrent dans leur commentaire, facilitant encore l’acquisition de nouvelles compétences : en outre, l’accent sera mis, en parallèle avec l’établissement d’un guide de modération enrichi, sur la mobilisation de l’engagement des jeunes auprès de leurs pairs pour éveilleur leur conscience civique.

En effet, passant outre les barrières géographiques, sanitaires et, dans le cas de ciao.ch, en offrant aux participant·e·s la sécurité d’un anonymat garanti, les plateformes de discussion en ligne peuvent servir de terrain d’apprentissage à un échange encadré par une étiquette de respect et de tolérance (que nous garantissons à travers la modération manuelle) : c’est
la définition d’un débat citoyen, que nous souhaitons rendre possible au sein d’un espace accessible, sûr et fiable.


Juliette Pichat, stagiaire scientifique, Association romande CIAO


1 Nous nous basons sur la définition de l’OMS qui définit la santé comme « […] un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». OMS, Constitution de l’organisation mondiale de la santé, 1946, New York.
2 En 2018, le forum recensait 1025 échanges, 6988 en 2019 et déjà plus de 25'000 en 2020.
3 Amsellem-Mainguy Y. (2014), Qu’entend-on par « éducation pour la santé par les pairs » ?, Cahiers de l’action, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, n°43, vol.3, pp.9-16.
4 ibid.
5 Bluzat L. et al. (2014), Place et rôle d’internet dans l’éducation par les pairs: l’exemple onsexprime.fr, Cahiers de l’action, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, n°43, vol.3, pp. 59-68.
6 voir note 3.
7 terme neutre incluant fraternité et sororité.
8 voir notes 1 et 3.